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partie centrale qui "pousse"

Chapitre 5

En l’an 1450 à Venise
Cette année là, Johannes Gutenberg a enfin maîtrisé l’art de l’impression avec des caractères métalliques. C’est bien sûr une révolution pour la production des livres, mais cela accélère aussi le développement des sciences, de l’art et de la religion.
La gravure sur bois joue un rôle important dans l’illustration et la décoration des livres et moins de 10 ans après la géniale invention, les imprimeurs développent déjà la combinaison de gravures sur bois et de caractères mobiles en métal pour pouvoir en un seul coup imprimer texte et images.
Il en résulte une explosion d’informations visuelles qui contribue grandement à l’expansion du savoir à travers toute l’Europe.
Benedetto Bordon est justement né cette année là à Padoue. Passionné par les nouvelles techniques, il se spécialise dans la réalisation de miniatures pour décorer les livres et la gravure sur bois pour les illustrations.
Il s’installe à Venise en 1492 pour illustrer des oeuvres religieuses et classiques ainsi que des documents officiels destinés à des nobles vénitiens. Cette même année, Christophe Colomb part pour les Indes et découvre de nouvelles terres.
Benedetto travaille souvent pour Aldo Manuzio, un imprimeur qui a le même âge que lui.
La situation devient chaque année plus difficile en Vénétie et six ans plus tard, la peste s’installe en ville. De plus Venise est aux prises avec une offensive turque sans précédente et la forteresse de Lépante tombe en août 1499.
L’épidémie et la guerre engendrent des peurs et Aldo Manuzio y est particulièrement sensible. Il promet que s'il en réchappe, il se fera moine, mais un fois le danger passé, prétextant un manque d’argent (il en faut pour être admis dans l’église) il se fait relever de son vœu par le pape Alexandre VI. 
Mais il n’a pas menti sur sa situation économique qui est difficile. C’est pourquoi Aldo s'empresse d'accepter une offre de publication faite par Leonardo Crasso, un gentilhomme véronais bien introduit dans la haute société vénitienne. Il s’agit d’imprimer 500 exemplaires d’un ouvrage qui sort complètement de l’ordinaire. Il demandera beaucoup de persévérance, mais cette commande représente la somme considérable de plusieurs centaines de ducats.
Leonardo Crasso réunit Aldo et Benedetto pour leur expliquer comment il en est arrivé à s’intéresser à ce qu’il considère comme un chef d’œuvre.
- Je suis certain que cet ouvrage aura du succès. Depuis que l’imprimerie existe, l’essentiel des ouvrages sont religieux. Nous avons là une création absolument nouvelle qui raconte l’histoire d’un amour impossible. Mais ce n’est pas tout ! Tout d’abord la langue du livre qui est constituée d’un mélange de latin, de dialecte italien, mais aussi de fragments d'hébreu, d'arabe et de grec. Il y a aussi des hiéroglyphes égyptiens, des annotations mathématiques et diverses énigmes dont certaines devront être mises en images. Son titre aussi est étrange, « le songe de Poliphile » ou plus exactement :

 

 

Poliphili hypnerotomachia, ubi humana omnia non nisi somnium esse ostendit, atque obiter plurima scitu sane quam digne commemorat.

Aldo est captivé par cette histoire, Benedetto voit déjà les images à créer, mais Leonardo poursuit.
- Son origine est très étrange. L’auteur n’a pas signé son œuvre, mais l'acrostiche des lettres initiales de chacun des chapitres de l'ouvrage donne la réponse :
Poliam Frater Franciscus Columna Peramavit
« le frère Francesco Colonna brûla d'amour pour Polia »

Francesco Colonna était né à Venise vers 1442.
Dans sa vingtième année, il s'était prit de passion pour Lucrezia Lelia, nièce de Teodoro Lelio, alors évêque de Trévise. Professeur de grammaire et de théologie à Trévise et à Padoue, il avait commencé en 1467 la composition  cette œuvre en l'honneur de celle qu’il nomme « Polia ».
Elle meure trop jeune, avant que l'ouvrage ne soit terminé et sa mort accable tellement de douleur Francesco Colonna qu’il va s'enfermer dans un cloître dominicain.
Il a continué à écrire et à revoir son roman et c’est en 1499 qu’il confie enfin son manuscrit à Leonardo Crasso.
Francesco Colonna s'éteindra à Venise au couvent de SS. Giovanni e Paolo en 1527, âgé de plus de quatre-vingts ans.


Pour Aldo Manuzio et Benedetto Bordon un rêve naît le jour de cette rencontre avec Leonardo Crasso. La tâche est immense, mais ils s’y attaquent sans retenue. Ils n’ont pas le choix, cet ouvrage sera leur fierté.
Aldo voit déjà le texte.
- Nous devrons développer un nouveau caractère d’imprimerie dépourvu de ligatures. La lecture en sera plus facile pour un texte aussi complexe. Je vais contacter Nicolas Jenson de Venise, il va mettre au point spécialement pour nous un type romain adapté de l’Antiqua.
Le livre sera constitué de 234 feuillets non numérotés et sera le premier à être imprimé avec des caractères arabe.
En plus du texte, 172 gravures (dont 11 à pleine page) sur bois permettront aux lecteurs de se faire une meilleure image des merveilles décrites dans l'histoire.
Aldo joue de façon créative avec le corps du texte parfois justifié en forme de blason ou de calice. Benedetto joue avec les images, qu'il n'hésite pas à rendre sur deux pages en vis-à-vis pour obtenir un format plus large.
L'impression générale qui se dégage est celle d'un texte éminemment avant-gardiste. Il n'est qu'à comparer avec la Bible de Gutenberg, imprimée 43 ans auparavant pour se rendre compte des progrès accomplis.
En décembre 1499, l’œuvre sort enfin de presse. Elle sera rapidement diffusée à travers toute l’Europe.
François premier, Charles Quint, Philippe II et Henri VIII en posséderont chacun un. Une seconde édition en italien sera imprimée en 1545 puis en français en 1546.
La renommée de Benedetto Bordon est grandissante. En 1508 il réalise une mappemonde qui se perdra malheureusement au cours des siècles à venir.
En 1528, vers la fin de sa vie, il réalise un célèbre Atlas des îles du monde contenant 12 cartes du continent américain, une vue de Venise et un plan de Mexico avant sa destruction par Cortes. Cet ouvrage de 90 pages comporte aussi une grande mappemonde sur double page qui passera longtemps pour le premier exemple de projection ovale.
Benedetto meurt en 1530, nous lui connaissons un fils, Giulio Cesare Bordon, né le 23 avril 1484 à Verone. Ce célèbre prénom lui collera tellement à la peau que sa vie va en être fortement influencée...